Pensées philosophiques

La société entrave-t-elle ou favorise-t-elle le progrès de la raison ?

Selon certains sociologues, la source de la raison est la vie sociale surajoutée à la vie individuelle. L’homme est un animal vivant d’une vie physiologique pure, égoïste, à laquelle la société surajoute une autre vie.

Homo sum (Je suis homme) : je participe aux bienfaits de la vie sociale, je suis raisonnable, savant, moral, religieux et engendré par la société par la seule force de la réalité. Cette thèse défendue par quelques sociologues est considérable par sa portée : la société ne favoriserait pas seulement le progrès de la raison mais en serait la matrice. D’après cette thèse, la conscience individuelle progresse quand elle est capable de s’arracher à son point de vue individuel et instable pour se placer à un point de vue impersonnel. C’est la société qui fournit à l’homme les concepts qu’elle a élaborés, concepts caractérisés par la communicabilité, la stabilité et l’impersonnalité. Ainsi, les concepts des représentations collectives s’opposent à l’anarchisme des représentations individuelles.

Mais des faits semblent contredire cette thèse : la société met souvent trop de temps pour admettre des inventions auxquelles elle est hostile et qu’elle ne comprend pas encore. Dire que la société crée la raison, c’est identifier l’autorité de la raison à l’autorité dont disposent les représentations collectives, c’est identifier l’autorité de droit et l’autorité de fait, c’est identifier l’universel et le collectif. Or une vérité peut avoir contre elle l’autorité de la collectivité. Or l’universel n’est pas le collectif. Alors même qu’un seul affirmerait une vérité, cette vérité peut être universelle. L’universalité n’est pas le caractère du jugement qui recueille, en fait, l’adhésion de toutes les consciences ; c’est le caractère de celui qui, en droit, doit recevoir l’adhésion de toutes les consciences si chaque conscience refait pour elle-même l’opération qui a donné naissance à ce jugement en tenant compte des normes, des nécessités rationnelles qui règlent la pensée et commandent toute vérité. Une affirmation rationnelle prend naissance dans l’énergie d’une conscience individuelle, mais cette affirmation se pose elle-même comme valeur en droit pour toutes les autres consciences individuelles, à condition que celles-ci refassent l’opération.

Cette opération doit manifester impersonnalité, universalité et nécessité rationnelle. Prenons un exemple. Que deviendrait le théorème de Pythagore s’il n’était constamment recréé par chaque conscience. Le nécessaire n’est pas ce qu’une autorité collective impose, c’est ce qu’une raison produit et présente à l’agrément de chaque autre conscience individuelle. La raison c’est la communion des consciences, ce n’est pas la communion des consciences propres aux foules qui, traversées par un contagieux courant de sympathie, applaudit ; il n’en reste rien ; c’est la communion de toutes les consciences dans leur adhésion aux mêmes vérités. Elle est éternelle bien qu’elle repose sur le recommencement des opérations qui conduisent au vrai, elle est fondée sur la raison et ne peut se produire que par l’énergie de chaque conscience individuelle, chacune prise à part.

Ceci n’exclue d’ailleurs pas la possibilité de dire que la société favorise le développement de la raison. La société peut favoriser le progrès de la raison en invitant l’individu à sortir de lui. D’autre part, elle conserve les efforts passés mais elle est défavorable quand, au nom des habitudes, elle résiste à la vérité qui se présente comme étant l’œuvre d’une conscience individuelle.

La société contribue-t-elle à l’avènement de la raison, de cette pensée rationnelle que nous venons de définir dans les chapitres précédents ? Le problème se présente sous deux aspects, non opposés mais de niveaux différents.

Posons-nous une première question. Dans quelle mesure la vie sociale - la société, système d’institutions perdurant dans le temps, qui possède une continuité dépassant celle de la vie de l’individu, pourvue d’une autorité matérielle et morale faite de la force que possèdent ces institutions juridiques, religieuses, et qui en outre transmet le langage - conserve les acquisitions des hommes ? Dans quelle mesure cette société avec son autorité et sa force considérable par rapport à la force dont dispose un individu, pourrait-elle entraver ou bien favoriser le progrès de la rationalité ?

Posons-nous une seconde question dans le prolongement de la précédente. Est-ce que c’est la pensée qui est créatrice de pensée rationnelle au point que l’on puisse dire que penser rationnellement c’est penser du point de vue de la société, alors que penser d’une manière irrationnelle c’est penser du point de vue de l’individu ?

La société serait-elle une source de la raison alors que dans l’individu on ne trouverait rien annonçant la pensée rationnelle ? La réponse à ce problème renchérirait sur la première et aurait une signification plus grave : le verbe « favoriser » ne serait plus assez fort, la société serait constitutive de la raison elle-même. Il est permis de ne se placer qu’au premier point de vue mais il est bon de se placer également au second.

Effectivement, la société favorise le progrès de la rationalité. Elle le favorise par le langage, par les idées intellectuelles ou morales qu’elle transmet en conservant les acquisitions du passé ; par l'éducation, elle hausse l’individu à un niveau auquel il aurait eu infiniment plus de peine à se hausser par lui-même. La société stimule le développement des idées individuelles. Elle oppose un rempart au « dévergondage » de la raison, cédant au prestige de l’hallucination, de l’illusion et du désir. Mais peut-être la société entrave-t-elle le progrès de la rationalité si elle se considère chargée de défendre les acquisitions du passé contre les acquisitions du présent ou les promesses de l’avenir. Elle l’entrave si elle accueille d’une manière défiante les activités qui, tant au point de vue moral, intellectuel, religieux, s’efforcent de renouveler la pensée ou la morale. La société se poserait alors comme conservatrice et non comme progressive.

On a souvent cru qu’il y avait opposition entre la conservation et le progrès et qu’il n’y avait possibilité de lutter contre le sentiment conservateur que par la révolution. Mais il n’y a pas une opposition radicale : grâce à la conservation il existe une forme de création. La société serait retardatrice si elle posait que les vérités de fait sont des vérités de droit. Une société peut-elle à la fois entraver et favoriser le progrès de la rationalité ? Sans aucun doute !

Les cas ne sont pas rares où la société cède à la pente : être au service de la défense des préjugés ou des vérités déjà acquises ; alors tout se passe comme s’il fallait lutter contre les forces retardatrices de la société. C’est une question de fait que nous imitons en ce moment : nous avons supposé que la raison était immanente à la conscience et qu’elle rencontrait, hors d’elle, des conditions plus ou moins favorables. La réponse fournie est donc une réponse historique : c’est un fait qu’il y a des périodes de stagnation dans les civilisations. La raison est alors latente, immanente à la conscience.

Par conséquent, on ne peut pas vraiment répondre : la société est telle qu’elle favorise ou entrave toujours le progrès de la rationalité. En fait, elle fait les deux. Elle pourrait se proposer de faire l’une des choses au détriment de l’autre. Une société pourrait se proposer de développer toutes les formes d’invention, de renouveler toutes les traces du passé, elle marcherait peut-être vers sa propre dissolution et se dirigerait vers une autonomie spirituelle. La plupart des sociétés courent ce risque, elles ne sont pas détruites car il y a toujours des forces qui s’exercent pour engager une forme de restauration.

Est-il possible de hausser l’individu à l’autonomie du point de vue des rapports du bien social et de la rationalité ? Le bien social peut-il reposer sur la libre adhésion des consciences à un contrat, ce lien existe-t-il sous cette forme dans les sociétés de fait ?

Les réponses à ce problème vont peut-être nous faire réagir et bousculer nos conclusions précédentes. Allons-nous être obligés de dire, qu’en droit, la société favorise toujours le progrès ? En effet, le premier problème pose une question : pourquoi la société a-t-elle tant d’importance dans le développement de la Science et de la rationalité ? Pourquoi est-elle toujours présente ? Est-ce qu’il ne faudrait pas opposer société et individu comme on oppose raison et individu, ne faudrait-il pas plutôt identifier société et raison ?

Que faut-il désigner par le mot « nous » : une dualité qui constitue notre être ? Nous sommes un organisme soumis à toutes les fatalités de la vie, de la mort, de la croissance, de la naissance. Cette individualité est d’ailleurs apparente, elle n’est que par l’espèce qui lui a donné naissance, elle dépend du monde chimique, du monde physique, elle est en relation avec tout le passé et tout l’avenir. L’individu est « hic et nunc », nous occupons un point de l’espace et nous nous écoulons avec toute chose. Nous sommes aussi une pensée universelle qui domine le temps et l’espace et nous sommes une pensée qui juge toute chose sous un certain aspect d’éternité. Il y a en nous quelque chose de radicalement individuel et une fonction éternelle indépendante du temps puisqu’elle porte des jugements sur le temps des choses et sur les événements.

La société entrave-t-elle ou favorise-t-elle le progrès de la raison ?

La raison est le système des conditions intellectuelles auxquelles sont soumises les opérations par lesquelles nous jugeons, comprenons, connaissons l’univers et par lesquelles nous pensons. Penser n’est pas connaître. On peut penser Dieu, penser une utopie, sans connaître, mais quoi que ce soit que l’on pense ou connaisse, on ne peut connaître qu’en se soumettant à un système de conditions intellectuelles qui ne sont pas des lois, car elles n’ont rien de commun avec les règles de la nature. Ce sont des règles ou des normes, elles ont un caractère normatif, elles ne s’imposent pas à la pensée comme la loi de la pesanteur s’impose au corps, elles se proposent à la pensée comme des règles auxquelles celle-ci doit se soumettre si elle veut agir avec rationalité. L’efficacité de ces conditions intellectuelles réside en ceci que, si je me soumets à elles et à leur contrôle, je pense rationnellement.

Penser rationnellement c’est penser de telle sorte qu’il y ait dans le jugement que nous énonçons, dans le raisonnement que nous formulons, une intelligibilité de droit, une vérité qui puisse être partagée par toute autre conscience. Cette vérité est une nécessité qui n’a comme règles, elles-mêmes, aucun rapport avec la nécessité physique, une nécessité intellectuelle à laquelle une intelligence ne saurait se refuser sans se suicider.

Penser rationnellement c’est penser de la manière contraire à celle qui consisterait à écouter nos instincts, tendances, préférences, subjectives ou individuelles.

Penser rationnellement c’est s’interdire de laisser s’insinuer dans les jugements que nous formulons un point de vue dont nous saurions qu’il ne vaut que pour nous, individus, et que nous ne saurions justifier en droit pour d’autres consciences.

Penser rationnellement c’est penser de telle sorte qu’il y ait dans ce que nous énonçons une nécessité intellectuelle et non un point de vue subjectif et individuel.

Penser rationnellement c’est penser objectivement, objectivement ne voulant pas dire ce qui concerne l’objet mais s’opposant à subjectif et individuel.

Le sujet n’est pas l’individu. Dans toute connaissance, le sujet intervient : ce qui ne veut pas dire l’individu avec ses tendances. Le sujet c’est la conscience en tant que cette conscience est capable de raison et exerce un certain nombre de fonctions. Pas d’objet sans sujet veut dire pas de connaissance sur le monde qui ne soit en rapport avec la conscience elle-même. Subjectif ne veut pas dire relatif au sujet, mais individuel.

La rationalité est à la racine de la Science comme de la Moralité, ce qui ne veut pas dire que science et moralité ne comprennent pas d’intervention du sujet. Science et Moralité comportent l’intervention toujours agissante du sujet qui fait la Science, du sujet qui décide de l’action morale. Le sujet demande alors pour lui l’autonomie intellectuelle et morale, l’autonomie n’étant pas l’indépendance de l’individu vis-à-vis de toute discipline et contrainte car alors autonomie n’aurait aucun rapport avec rationalité.

Ici nous touchons à la partie la plus délicate de cette réflexion. Il y a contradiction apparente entre autonomie et rationalité, nous devons donc montrer qu’elle n’est qu’apparente. L’autonomie semble indiquer le refus de règles non produites par nous-mêmes pour nous-mêmes. C’est cette contradiction qui suscite le problème. La pensée rationnelle dans les Sciences et dans la vie morale comporte ces deux caractères opposés à première vue : de se présenter comme ayant une valeur nécessaire, une universalité de droit et non pas de fait et ne relevant que l’énergie du sujet qui l’a produite et qui l’énonce et comme ayant sa source dans l’autonomie de la conscience. Une vérité qui s’imposerait à nous du dehors et ne prendrait pas source dans l’énergie du sujet produit n’aurait de vérité que le nom. De même que pour le théorème de Pythagore, nous ne le recevons pas comme imposé, nous le recréons et le repensons comme si, nous-mêmes, inventions cette vérité : « Was du ererbt von deinen Vätern hast, / Erwirb es, um es zu besitzen » (Ce que tu as hérité de tes pères, acquiers-le afin de le posséder) - Goethe, Faust, I, vers 682-684.

Une vérité est une vérité si nous sommes responsables du jugement que nous énonçons, elle témoigne une autonomie réelle dans la production du jugement – et il faut aussi qu’elle soit universelle, sinon en fait, en droit. L’universalité est le caractère du jugement qui doit être partagé par toute autre conscience si toute autre conscience pense rationnellement.

Mais il arrive qu’une assertion ne ralliant pas tous les suffrages, ne présentant pas une universalité de fait a cependant une universalité de droit, c’est-à-dire qu’elle devrait être partagée par toutes les consciences pensant rationnellement. L’universalité est le caractère profond de la nécessité intellectuelle. Une proposition n’est pas universelle parce qu’elle est admise par tous, mais parce qu’en droit elle est nécessaire. Si son universalité de droit n’est pas accompagnée d’une universalité de fait, c’est que le nombre numérique des consciences n’a pas fait effort pour heurter ou détruire des habitudes intellectuelles ou des vérités antérieurement démontrées.