Philosophie

La mort, presque toujours perçue comme une fin tragique, peut être envisagée sous un angle différent, celui d'un nécessaire rappel de la valeur de l'instant présent. Cette perspective implique que la conscience de notre mortalité aiguise notre appréciation du moment présent et nous offre la jouissance immédiate de chaque fragment de vie.

2 - La découverte de l'éternité
La Fontaine de Jouvence - Lucas Cranach l’Ancien -1546 - Gemäldegalerie, Berlin, Allemagne

2 - La découverte de l'éternité

Si je pense la mort dans la durée, c’est qu’elle est par rapport au moi d’aujourd’hui un événement futur. Mais qui m’empêche de supposer qu’au moment précis où je mourrai, je la verrai sous un autre jour, non pas événement temporel, mais acte irréductible extra-temporel ? J’ai déjà l’expérience du sommeil. Au moment où le moi tombe dans le gouffre béant de l’inconscience, il a franchi sa limite sans le savoir lui-même, car la conscience a ceci de particulier que nous ne savons pas que nous la perdons. Je ne sais donc rien sur le grand passage.

Mais, je sais que quelques secondes avant lui, mon être, déjà délié de la durée, tombe de tout son poids vers le repos du sommeil. Ce n’est pas spontanément que Baudelaire a pu écrire : « J’ai peur du sommeil comme on a peur d’un grand trou » car le sommeil, lorsqu’il approche, est doux et séduisant. Le moi fatigué – le moi spirituel sans doute – tend vers lui et cherche à s’abandonner en lui, comme en une substance étrangère qui va le porter durant son repos. Substance plus subjective que le moi lui-même ?  Y aurait-il un moi plus moi que ma propre conscience, insaisissable dans la veille, inexploré puisqu’il est par-delà ma conscience – un moi transcendant ? Or, quand le moi conscient repose, le temps est aboli. Pour ma durée interne, aucun espace ne sépare la pointe du rivage d’où j’ai plongé hier au soir et la limite de celui où j’aborde ce matin. Il faut donc que cette mystérieuse substance, qui vient de me rendre à moi-même, soit étrangère à la durée. Tout ce que je sais d’elle c’est qu’elle est éternelle.

Le mystère est insondable sur l’abolition de la conscience. Interrogeons son origine. Lorsqu’une idée me vient, pour peu qu’elle soit profonde et vraiment mienne, elle jaillit brusquement ; je ne l’ai ni voulue, ni cherchée, ni construite consciemment. Elle est l’inconnue qui fond sur ma pensée comme un aigle ; elle vient d’un autre monde, étrange comme un éclair. Au moment où j’affirme cette vérité, où je la contemple dans l’intuition fondamentale de ma pensée, où tout mon moi adhère à cette vérité qui le transporte hors de lui-même, sans le domaine de l’inconditionné, de ce qui « est », le moi adhère à l’éternel. L’acte de pensée n’a pas d’histoire mais « est » instantanément lui-même. Sa source ne se trouve pas dans le temps, mais dans l’éternel.

Ainsi le moi naît de l’éternel et s’achève en l’éternel. Mais ici les termes sont faux : il ne peut plus s’agir de naître et de s’achever, puisque l’histoire est niée ; il n’est plus question de l’être. Ce sujet absolu en lequel la conscience abolie se repose, cette cause inconditionnée de ma pensée n’est pas étrangère à mon être ; il en est même la substance la plus intime, le « sujet du sujet ». C’est pourquoi le regard de la conscience réflexive ne peut se fixer sur lui ; il la transcende, il est ce qui est moi hors du temps, c’est-à-dire le moi éternel.

De ce moi éternel, nous avons donc une expérience rapide (comme une promesse), terme encore inexact puisqu’il suppose le temps. Car nous n’expérimentons pas l’éternel, nous le devinons, de même qu’au-delà du rythme et des images harmonieusement agencées d’un poème, nous devinons l’état d’âme initial - de même que le croyant, au-delà des rites et des figurations, devine le mystère sacré de son dieu. Deviner ne veut pas dire supposer mais affirmer une réalité rendue nécessaire par des indices. Les indices de l’éternel, nous les avons expérimentés : ils sont dans la satisfaction avec laquelle nous nous abandonnons au mystère de l’inconscience, sans l’avidité avec laquelle nous cherchons à faire coïncider la conscience avec un objet éternel qui l’absorbe. Les indices de l’éternel sont dans ce besoin de stabilité qui nous pousse à supprimer l’irréversibilité de la durée fuyante pour nous rendre maîtres de ce temps que nous tournons et retournons sur lui-même. Mais le désir de disposer du temps ne peut appartenir qu’à un être qui le transcende par son éternité.